JOURNAL D'UN PROMENEUR MÉLOMANE
EXTRAITS
Saisir
, être capable de transmettre à d'autres quelques
modestes paraphrases de la beauté dans une équation de
Fermat ou une œuvre de Bach c'est donner une excuse à la vie. Georges
Steiner Passions impunies.
Ce
mardi 30 juillet, dans la, pourtant ingrate, salle du réfectoire
de l'abbaye, AMAURY COEYTAUX (violon) & FREDERIC LAGARDE (piano)
ont réalisé dans la sonate de Franck ce moment musical
parfait, miraculeux tel qu'un mélomane, même assidu,
n'en croise qu'exceptionnellement dans sa vie. Ce
qu'ils atteignirent est de l'ordre de l'ineffable, les mots y
manquent, c'est pourquoi nous nous pencherons plutôt sur les
raisons pour lesquelles de tels événements se produisent aussi rarement.
Souvent,
la sonate est noyée dans les eaux glacées du calcul
égoïste :
À l'avant le violoniste, la vedette , le grand nom sur l'affiche veut prouver qu'il est le patron, parfois au mépris de la partition; le pianiste, lui se résigne mal à sa position de dominé, ce duo/ duel est parfois fructueux, mais le plus souvent agaçant.Ce soir là, nulle conspiration des egos, ni l'un ni l'autre n'ont le besoin ou le goût de la frime. Nul étalage narcissique de virtuosité, ils appartiennent à cette espèce que dans le jazz on appelle musician's musician, des musiciens pour musiciens qui ont l'estime et la reconnaissance admirative de leurs pairs.
Souvent, la routine guette les meilleurs :
Dans
les œuvres trop inlassablement répétées, la
tentation est forte selon l'expression utilisée par les
musiciens eux-même, de mettre en pilotage automatique,
de faire confiance aux formules maintes fois travaillées ;
ces travers, bien humains, permettent de limiter la casse en cas
de fatigue et aboutissent fréquemment à de fort
honorables interprétations, mais, au détriment de
l'âpreté poétique des partitions.
Ce
soir là, c'était leur première exécution
publique de l'œuvre. L'intense écoute de l'autre, le souci de
l'infime frémissement donnaient aux silences enchâssés
dans la musique une formidable puissance émotionnelle.
Souvent,
contraintes économiques obligent, le programme est trop vite
monté.
La technique transcendante des grands professionnels leur permet dès la première lecture d'atteindre une formulation acceptable et les perfectionnements apportés portent davantage sur les détails que sur la totalité de la partition vue dans sa continuité.Ce soir là, les architectures secrètes de la sonate devenaient évidence et le troisième mouvement se voyait restituer sa place nodale et rayonnante de lumineuse noirceur.
Après les avoir entendus, on comprend mieux ce que Proust ressentit le 19 avril 1913 :
« Grosse
émotion ce soir. À peu près mort je suis allé
cependant à une salle rue du Rocher pour entendre la sonate de
Franck que j'aime tant, non pour entendre Enesco* que je n'avais
jamais entendu (sicissime) [.] Or je l'ai trouvé admirable ;
les pépiements douloureux de son violon, les gémissants
appels , répondaient au piano comme d'un arbre, comme d'une
feuillée mystérieuse .C'est une très grande
impression . Je te te le dis croyant te faire plaisir parce que je
sais que tu l'admires .Et il desafffadit et redessine le rondeau**
qu'on a l'habitude de jouer en se pâmant sous prétexte
qu'il est angélique; je suis trop fatigué pour te
commenter tout cela quoique il y aurait des choses importantes à
dire ... »
Lettre
écrite le soir même à Antoine Bibesco Lettre
65 correspondance tome XII Plon
La
découverte de cette sonate l'a conduit à remanier
profondément et quasi immédiatement les épreuves
il y crée le personnage de Vinteuil fusion de Berget et
Vington.La
dédicace d'Un amour de Swann à Jacques de
Lacretelle montre que la fameuse sonate de Vinteuil, bien que
composite, doit beaucoup à celle de Franck. Dans
cette même soirée encore, quand le piano et le violon
gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j'ai
pensé à la Sonate de Franck (surtout jouée par
Enesco)
Pardon
pour cette longue digression proustomaniaque qui ne surprendra que
ceux qui ne me connaissent pas. Pour
ajouter à notre bonheur les artistes, acclamés debout, ont intelligemment renoncé au bis! L'éblouissement
subi a relégué dans l'ombre les autres pièces
du programme pourtant talentueusement défendues, c'est une
injustice que j'assume pleinement.
*Compositeur et virtuose roumain protégé de la famille Bibesco, le pianiste était Paul Goldschmidt
** en fait le finale allegretto poco mosso
Jeudi
1 août
EMMANUEL
ROSSELFELDER / QUATUOR ENESCO
Emmanuel
Rossfelder est un prodige de la guitare qui jouit de la considération
de ses pairs, et de l'amour du public, de tous les publics, j'ai
entendu un guitariste de rock me dire :« Ce
mec il est écœurant, il peut tout faire, tout lui a l'air
facile , c'est Dieu avec un physique de surfer, quand je suis sorti
de son concert, j'ai foutu ma gratte au placard pendant un mois!. »Effectivement,
ce virtuose maitrise tout le répertoire de la guitare, du
baroque, dont il a su intégrer les apports des lectures
authentisantes, à la musique romantique ou contemporaine.Le
quatuor Enesco semble avoir moins l'habitude des compositions de
Vivaldi et Boccherini, malgré un engagement et une bonne
volonté évidente
.Il se montrèrent plus à leur aise avec le quatuor N°1 du maître des lieux Fabrice Gregorutti.
Dans un louable souci pédagogique, l'altiste Vladimir Mendelssohn, présente l'œuvre au public, illustrant, avec l'aide de ses collègues, le tribut payé au nom de Bach et à La jeune fille et la mort de Schubert et leur conflictuelle cohabitation.
Fabrice
Gregorutti, son catalogue en témoigne, sait le métier,
il ne sera pas le premier , intimidé par cette forme si
brillamment illustrée dans l'histoire de la musique, à
se réfugier dans une rhétorique trop respectueuse pour
ne pas étouffer l'ardente nécessité qui conduit
un compositeur à sa table.
Samedi
3 août
Soirée
lyrique de Massenet à Ravel
Leontina Vaduva est une cantatrice expérimentée qui a connu toutes les grandes maisons d'opéra, mais peut être a-t-elle une voix un peu top puissante pour la mélodie française et la salle du réfectoire de l'abbaye de Celles.
Elle
tira davantage son épingle du jeu dans la deuxième
partie et Manon de Massenet où elle triompha à la
scène.
Elle
sut séduire avec un art consommé le public, en
particulier Henri, 3 ans jeune homme à la marinière
élégamment nouée sur les épaules et
l'entrainer dans la célèbre valse d'Érik Satie
Je te veux .
Samedi 27 juillet
Autour de Brahms et de Chostachovitch.
Accroche Note est un ensemble de musique de chambre à géomètrie variable .
La qualité de ses solistes, l'intelligence des choix de ses animateurs Françoise Kubler (soprano) et Armand Angster ( clarinettiste) font de cet ensemble un des plus performants de la scène musicale française, ils sont les interlocuteurs priviligiés de nos meilleurs compositeurs.
On ne peut que regretter qu'ils soient si rarement invités dans notre région.
C'était le premier concert des estivales d'ArtenetrA auquel j'assistais et je l'avoue toute la première partie j'ai eu du mal à me faire à l'acoustique du lieu.
Est-ce l'accoutumance, le pianiste a-t-il modifié ses attaques? Tout se passa mieux lors de la deuxième partie et je pus mieux goûter le dynamisme concis de la commande passée par le festival à Éric Tanguy, un Lacrymosa pour clarinette et piano où s'illustra pleinement Armand Angster. et surtout comme tout le public je fus subjugué par Françoise Kubler qui fut bouleversante dans les Sept romances de Chostakovitch sur des textes hébaïques d'Alexander Block . Cette oeuvre déchirante, hérissée d'incroyables difficultés est hélas très rarement donnée.
Merci ArtenetrA
ILLUSTRATION Le caratère un peu loupé des photos les signe , ce sont les miennes. Il y eut des moments où je fus trop ému pour utiliser mon appareil;
Le texte vous semble avoir de trop petits caratères qui rendent la lecture malaisée?
Appuyez sur Ctrl + ,cela ira mieux !
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1 commentaire:
Un condensé pour compenser.
La lecture matinale de votre journal m'est un moment délicieux et l'on se régale de l'extase prousto-maniaco-expressive .
Vos propos élégants et précis me renvoient à Pierre Soulage :
-..silence enchâssé dans la musique ..
-...l'éblouissement subi a relégué dans l'ombre..
-..forme brillamment illustrée..
-..place rayonnante de lumineuse noirceur ..
L'expression : conduire un compositeur à sa table .
Remarque :l'utilisation des temps manifeste ou non votre enthousiasme . Le passé simple traduit la non émotion , le rapport, sans plus (mathématiquement parlant ) .Il est absent dans le rapport de la sonate de Franck en particulier .
En attente de la suite puisque ArtenetrA se poursuit .
Prendre des photos pendant un concert devrait être strictement interdit. Les vôtres sont ce que donne l'avant ou l'après , ce qui est fort louable .
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